CORPS PERDUS

Corpi conclut la « Trilogia dell’uomo solo » de Lou Lepori, dont c’est le cinquième essai narratif. La réflexion sur le corps à travers l’art et ses discours se poursuit et atteint son acmé avec la figure d’Andrea, danseur contraint d’interrompre sa carrière après la rupture de son tendon d’Achille. Au lieu de subir cette fin, le protagoniste relève le défi lancé par sa nièce Arka, avec la souplesse qui est propre à la danse. Vivant sans relations sociales dans un pays inconnu de l’Europe de l’Est dont il ne comprend pas la langue et dressant le portrait des passants dans un carnet, il rend compte non pas tant de la fragilité d’un homme seul que de la force d’amour d’un homme neuf, léger et profond, conscient et résilient.

Sara Lonati, Viceversa letteratura, juin 2024


Pascal Busset, « VIgousse », novembre 2025

La vraie solitude n’est pas liée à l’absence de relations sociales, déclare Andrea, danseur à l’arrêt après un accident. Elle est intime, «innommable». En tant qu’être de récit, lui ne se sent jamais seul: il cohabite avec des voix et des personnages dans une solitude pleine et peuplée. C’est ce qu’il affirme à sa nièce Arka, lors du dialogue percutant qui ouvre Corps perdus, cinquième roman de Lou Lepori, paru en italien l’an dernier et autotraduit. S’«il n’y a pas de relations humaines en dehors de la fiction», les histoires qu’on se raconte peuvent-elles remplacer les liens, au moins un temps? Questionnement passionnant s’il en est. La jeune femme met son oncle au défi de passer trois mois seul dans une ville dont il ne comprend pas la langue. Chiche. Lou Lepori, également poète, journaliste et metteur en scène, pose les prémices d’une expérience riche de possibilités, dans ce bref dialogue inaugural qui séduit par son énergie, son lyrisme, sa sensibilité. Mais dès lors qu’Andrea se retrouve seul, parachuté dans une ville de l’Est à l’imprononçable nom sans voyelles, on change de registre. Sans interactions avec quiconque, son personnage est un regard, un corps flottant. Il erre dans la ville, va au musée, au théâtre, spectateur de soi et du réel – le récit est entrecoupé de longs passages en italique à la première personne décrivant des corps, des gestes –, mais aussi de propositions artistiques. L’art remplace en effet le lien aux autres. Troublé par un spectacle de danse où le corps, incertain, se métamorphose, Andrea se révèle à lui-même. Corps perdus déjoue les attentes posées en ouverture. Ce récit d’une renaissance, réflexion poétique sur la fluidité et l’hybridité des corps, des identités, des genres – aussi bien sexuels que littéraires –, s’avère paradoxalement peu incarné. Car ce personnage esseulé qu’on regarde vivre, penser, sentir, hors de toute confrontation à l’autre, ne suffit pas à «faire roman», malgré ­l’indéniable beauté de l’écriture. Anne Pitteloud, « Le Courrier« , 6 juin 2025

Incipit de Corps perdus, Vevey, La Veilleuse, 2025, p. 11.

Dans Corps perdus, Lou Lepori construit un récit où le corps devient le véritable moteur de la pensée et de l’expérience. Andrea, danseur contraint d’interrompre sa carrière après la rupture d’un tendon d’Achille, voit son existence basculer lorsque sa nièce Arka lui propose un défi : passer trois mois seul dans une ville de l’Est, un lieu étranger dont il ne maîtrise ni la langue ni les codes. Ce déplacement radical n’est pas une fuite, mais une tentative de réorientation du regard : Andrea se retrouve au cœur d’un environnement où chaque geste, chaque attitude observée, chaque déplacement urbain devient matière à réflexion et à réinvention de soi. La ville joue un rôle essentiel. Non nommée, presque anonyme, elle forme un espace où Andrea peut recomposer son rapport au monde en dehors des attentes liées à sa profession ou à son identité sociale. Ce contexte étranger lui permet de redécouvrir son corps blessé, non plus comme un outil défaillant, mais comme un terrain d’écoute, de sensations et de désirs. Il remplit un carnet d’observations — descriptions de passants, de danseurs, d’installations artistiques — qui lui servent à renouer avec un langage sensible du mouvement. Sa fréquentation des musées et des scènes de performance nourrit une réflexion qui dépasse la danse : le corps devient une surface où s’inscrivent des dynamiques de transformation, d’exposition, d’altérité. La sexualité queer irrigue le roman sans être explicitée comme un sujet militant. Elle se manifeste par la manière dont Andrea perçoit les autres corps : non comme des entités définies, mais comme des présences mouvantes, chargées d’une potentialité relationnelle. Le queer apparaît ici comme un mode de perception, un rapport souple à la corporéité et au désir, où les frontières du genre, de la posture et du rôle social se reconfigurent constamment. Andrea ne cherche pas une identité fixe ; il explore un champ de possibles où le corps peut aimer, regarder, vibrer autrement. Sous cet angle, Corps perdus dialogue avec plusieurs auteurices dont les œuvres interrogent la corporéité et la relation queer au monde. On peut penser à la manière dont Hervé Guibert interroge le corps comme lieu sensible de vérité et de transformation, ou à Monique Wittig, qui repense le corps et le langage comme outils d’émancipation et de réinvention des catégories de genre. Le rapport au mouvement et à la sensation évoque parfois Carla Lonzi, dont la pensée féministe valorisait l’expérience immédiate et le vécu corporel comme espace de résistance. On pourrait aussi rapprocher Lepori de Maggie Nelson, notamment dans The Argonauts, pour cette capacité à relier intimement réflexion théorique, transformation corporelle et écriture du désir. Ces parallèles ne placent pas Lepori dans une filiation directe, mais ils éclairent la manière dont son roman participe d’un champ littéraire où le corps queer devient source de connaissance, de création et d’indiscipline. Corps perdus propose un voyage intérieur où la solitude n’est jamais vide : elle est habitée par les voix du passé, par les silhouettes croisées au hasard, par les gestes observés et réinterprétés. Andrea, immergé dans l’inconnu, redécouvre une forme d’amour — non pas un amour adressé à un individu, mais une disponibilité au monde, une manière d’être traversé par ce qui advient. Lepori offre ainsi un roman profondément incarné, qui déploie le corps comme espace de transformation continue et qui ouvre des voies nouvelles pour penser la sensibilité et la sexualité queer. Dans Corps perdus, Andrea ne noue pas de relation amoureuse explicite, mais il entretient avec les corps qu’il observe une relation diffuse, attentive, presque amoureuse. C’est une forme de queer qui passe par la disponibilité, par la façon de regarder, par l’accueil du monde — une proximité avec Nelson, pour qui le queer est avant tout un mode d’être en relation, non une identité arrêtée.

Versione italiana (Effigie, 2024)